Par Jean Carrier et sa fille Camille
Le point de départ
Lors d’un voyage en solo au Guatemala en 1977, notre conférencier, monsieur Jean Carrier, alors âgé de 25 ans, avait noté que les enfants de ce pays semblaient heureux malgré le peu de biens matériels qu’ils possédaient et cela l’avait intrigué.
20 ans plus tard
C’est bien des années plus tard, en se remémorant son voyage en Amérique du Sud, que naquit l’idée de vivre une expérience familiale qui permettrait d’inculquer à ses enfants des valeurs de simplicité et d’appréciation du bonheur dans les petites choses.
Les conditions gagnantes
D’abord, il fallait établir les conditions gagnantes et la première était de convaincre tout le monde à commencer par sa conjointe Josée Cayouette. Il fallait en faire une affaire de famille, car bien sûr, sans l’accord de tous et l’engagement qui vient avec, l’harmonie serait compromise. Une fois cela établi, voici les autres conditions gagnantes qu’il a dû mettre en place :
- Traitement différé
Pour voyager sur de longues périodes sans se ruiner, différentes options s’offrent à nous. Certains employeurs permettent de prendre un traitement différé et cela doit être prévu au minimum quelques années à l’avance. C’est la solution retenue par la famille Carrier.
- Choisir le bon moment
Il faut prévoir suffisamment longtemps à l’avance pour prendre les arrangements avec les employeurs ainsi que les enseignants. De plus, certains niveaux scolaires sont plus propices à de telles expériences, comme la troisième année du primaire ou du secondaire. Dans le cas de la famille Carrier, la décision est prise en 1998 et la planification commence immédiatement afin de réaliser le voyage en 2004. Au moment du départ, Vincent était en secondaire 3, Camille en 6e année et Félix en 4e. Quant au plus vieux, Simon, il prit la décision de retarder son entrée au cégep de quelques mois afin de participer à l’expédition.
- Durée optimale
Pour établir la longueur optimale d’un voyage de ce type, on doit tenir compte de plusieurs paramètres plus ou moins personnels. Par exemple, l’âge des enfants, les contraintes scolaires, celles des employeurs, le budget, la destination (température, saison des pluies, etc.), la condition de santé de chacun, etc.
Après réflexion, la famille Carrier décida de partir pour 6 mois, d’août à janvier 2004. On voulait que l’expérience en vaille la peine, avoir le temps d’oublier d’où on venait et la possibilité de se projeter dans l’avenir avec le goût d’aller voir autre chose.
- Planification
Le voyage avait été planifié pendant six ans avant le départ; les traitements différés avaient été demandés dès le début, les enseignants avaient été consultés et prévenus, les équipements de camping avaient été testés et mis à l’épreuve depuis belle lurette et les enfants aussi, le tri entre le nécessaire et le superflu avait été fait, l’inventaire des vêtements à apporter avait été communiqué aux enfants, l’itinéraire était établi, le véhicule avait été choisi, les tâches et responsabilités étaient connues et les enfants avaient été conscientisés au nouveau style de vie qui les attendait, etc. Tout semblait avoir été prévu… et pourtant, les surprises allaient surgir dès les premiers kilomètres et les premiers jours.
- Itinéraire
L’itinéraire de départ prévoyait le départ de Dubuisson puis, en passant par le nord de l’Ontario, on devait se rendre dans l’Ouest canadien et américain suivi du Mexique et du Guatemala avant de revenir au Canada par la côte Est. Des circonstances inattendues allaient changer le programme.
- Équipement
La famille avait l’habitude du camping depuis longtemps déjà avant de prendre la décision de partir pour un long séjour. C’est pourquoi il fut facile de réunir le matériel nécessaire tout en évitant le superflu.
En revanche, même si l’option tente-roulotte était disponible, monsieur Carrier décida d’utiliser uniquement des tentes de façon à atteindre son but de transmettre des valeurs de bonheur dans la simplicité. Cela permettait aussi de transmettre des valeurs d’équité et de partage des tâches en plus de mettre les enfants en mode action dès leur arrivée dans un nouveau camping. Il n’y a rien comme la participation pour prendre conscience de tout ce qu’il y a à faire!
- Contraintes d’espace
Pensez-y, six personnes dont deux adultes et deux adolescents du même format qu’un adulte, on ajoute à cela les bagages personnels, deux tentes, les matelas pour tout le monde, les couvertures, les chaudrons, la vaisselle, les activités de passe-temps, etc. et tout ça doit tenir dans une mini-fourgonnette et ses deux porte-bagages… il a fallu faire des choix.
Faire des choix, c’est renoncer… aux biens matériels ainsi qu’à un certain confort entre autres. Tout fut rationné et compté, même les vêtements!
Faire des choix, c’est aussi renoncer aux restaurants, à une première session de cégep ainsi qu’aux amis d’école.
Faire des choix, c’est aussi étudier avec ses parents et de travailler en équipe avec ses frères et sœurs pour atteindre des objectifs communs.
- Scolarisation
Avec une maman enseignante et un papa directeur d’école, la scolarisation ne fut pas un enjeu. Les plus jeunes, de niveau primaire, recevaient « en moyenne » une heure et demie d’enseignement par jour et celui qui était de niveau secondaire était plus autonome, recevant ses tâches directement de ses enseignants. Il était supervisé par son père. Quant au plus vieux, il avait choisi de retarder son entrée au cégep, ce qui allait lui permettre de prendre de grandes responsabilités.
- Partage des responsabilités
À chacun ses tâches, mais on les accomplit en duo. Quatre enfants, deux parents, trois dyades que l’on forme selon les humeurs du moment. Lavage, repas, vaisselle, etc. tout est partagé. Le budget, cependant, est géré par une seule personne, Simon, le cégépien en devenir. Il faut bien rentabiliser ses vacances! C’est lui qui repère les dépassements de coûts, qui s’occupe des réservations de camping et autres tracas quotidiens et qui suit les dépenses quotidiennement (essence, épicerie, sorties, etc.), tout est noté.
Le départ
Problème d’amortissement et autres
Nous l’avons déjà mentionné, un voyage sans tracas ni surprises, ça n’existe pas et la famille Carrier l’a confirmé. Même en ayant planifié le voyage six ans à l’avance, la petite famille a commencé son voyage avec un ennui mécanique qui fut réglé seulement une fois rendu en Ontario, soit à la troisième journée de son périple. La première nuit, quant à elle, fut soumise à une pluie torrentielle, comme si la vie voulait éprouver le sérieux du projet…
La vie au quotidien – l’adaptation
- Repas
- Les repas, comme toutes les autres tâches, étaient toujours préparés en équipe de deux et si l’un se spécialisait dans les pâtes et n’avait pas besoin d’aide, l’autre lavait la vaisselle. Tout le monde était mis à contribution. Les repas autant que leur préparation étaient de bons moments pour échanger et communiquer.
- Activités sportives
- Le choix des activités sportives avait été limité, comme tout le reste, par manque d’espace. Tout ce qui était disponible était un ballon de basket, un ballon de football ainsi que deux raquettes de tennis. Pour le reste, les installations disponibles dans les campings et l’imagination devaient suffire à tenir tout le monde occupé.
- Repas en route
- Question de respecter le budget, on avait choisi d’éviter les restaurants et de privilégier les repas maison. Donc comme les jours de route comptaient environ 800km, les repas du midi étaient simplifiés à l’extrême et se prenaient « sur le pouce ». Vive le beurre d’arachide en ces jours de déplacement!
- Une exception a été faite suite à une traversée en bateau par un jour de mauvais temps. Elle fut l’occasion pour Simon, le « grand argentier », de prendre conscience du taux de change et du coût exorbitant d’une sortie dans un McDonald’s américain pour une famille de six personnes. Il en profita pour en faire un petit enseignement pour les plus jeunes… On dit que les voyages forment la jeunesse!
- Besoins vs désirs
- Les enfants ont appris à différencier besoins et désirs par la pratique; ils avaient de l’argent de poche dont ils pouvaient se servir pour combler leurs désirs, alors que les parents comblaient les besoins de base. Il leur appartenait donc de prioriser et de sélectionner ce qu’ils faisaient, ou non, de leur « petite fortune ». La consigne n’a d’ailleurs jamais été contestée.
- Les jeux
- Lors d’un voyage sur un aussi long trajet avec des enfants, on veut éviter les « Quand est-ce qu’on arrive? », les « J’suis tanné! » et les crises existentielles.
- Donc, pour passer le temps, les enfants s’étaient dotés d’une petite valise remplie d’un jeu d’échec, d’un jeu de dames aimanté ainsi que des jeux UNO et Skip bo qu’il était facile d’utiliser en roulant, malgré quelques petits désagréments. À cela chacun avait ajouté son walkman et quelques CD.
- Il faut ajouter que les enfants avaient été accoutumés à voyager sur de longues distances depuis leur tendre enfance, habitués qu’ils étaient d’aller visiter la parenté dans le sud de la province pendant les congés scolaires. Serait-ce le secret pour avoir des enfants patients en auto que de les « entraîner » en bas âge?
- Horaires pendant les jours de déplacement
- Les jours de voyage étaient constitués d’environ 800 kilomètres de route, d’un passage à l’épicerie et de deux heures à monter le campement. Les autres activités étaient donc réservées aux jours où l’on restait en place.
- La lessive
- Les Carrier ayant décidé de camper dans les parcs nationaux américains, là où l’eau chaude et les machines à laver sont inexistants la plupart du temps. Les enfants ont rapidement appris à laver leurs vêtements à la main quand ils en avaient besoin. Cela faisait partie du partage des tâches et non des tâches de maman. Cependant, il était permis de s’échanger des tâches entre enfants; une lessive contre une corvée de vaisselle, par exemple.
- Travaux scolaires
- Les périodes de travaux scolaires n’étaient pas régulières, mais on a établi qu’elles représentaient en moyenne 1h30 à 2h par jour. Tout dépendait des itinéraires et de la température. Les jours de mauvais temps étaient rentabilisés. Cela peut paraître peu, mais on parle ici d’enseignement privé un à un et de respect du rythme de chacun.
- En revanche, tout était prétexte à apprentissage. Par exemple, les enfants étaient encouragés à rédiger leur journal de bord pour favoriser l’écriture et les parents saisissaient certains événements de la journée pour enseigner certains concepts. En d’autres occasions, les enfants eux-mêmes tiraient leurs propres enseignements des mêmes événements, comme dans un certain restaurant McDonald’s américain. Même les élections américaines, qui battaient leur plein lors de leur passage, firent aussi partie de nombreuses discussions et réflexions.
- Les anniversaires simplifiés
- On dit souvent « Aux grands maux, les grands moyens. », mais la famille Carrier a appris à se contenter de peu pendant son voyage. Pour leurs anniversaires, chacun des enfants avait droit à un petit toutou représentant l’animal de son choix ainsi qu’à son repas favori. Le message livré par Camille était clair, elle n’y aurait rien changé, c’était amplement suffisant et très satisfaisant. Elle a livré un message de reconnaissance envers ses parents. Comme quoi les valeurs s’acquièrent par l’expérimentation.
Les exceptions
De façon à susciter l’appréciation des petites choses, monsieur Carrier et son épouse avaient choisi de limiter les sorties dispendieuses à leurs stricts minimums. La famille s’est donc permis un seul repas au restaurant, le fameux McDonald’s, ainsi qu’une nuit (deux jours) à l’hôtel due à une tempête de neige. La chambre n’offrant que deux lits doubles pour six personnes, les enfants n’en pouvaient plus et désespéraient de voir revenir le beau temps pour enfin retrouver les campings. Comme quoi le bonheur et le confort sont très relatifs!
À cela on ajouta quelques rares événements spéciaux comme une partie de basketball de la NBA et une visite à Disney Land. Cette activité laissa sa marque sur la santé de chacun des membres de la famille, dont un plus éprouvé que les autres, ayant hérité d’une labyrinthite qui compromit le reste du voyage.
La résilience
Le projet initial devait les mener jusqu’au Mexique et au Guatemala puis devait les ramener à la maison par la côte Est, mais la perspective de devoir recevoir des soins de santé dans une langue étrangère dans l’un de ces pays a considérablement refroidi les ardeurs du couple. De plus, les commentaires reçus concernant la culture dans les campings de ces pays laissaient entrevoir certains désagréments que la famille n’avait pas envie d’affronter. Donc, la décision fut prise de terminer le voyage en passant par le sud des États-Unis.
Et puis après
- Impacts familiaux
Devant un choix hypothétique soumis par leurs parents à la fin de leur périple, les enfants auraient préféré continuer de voyager pendant six autres mois plutôt que de revenir à leur routine habituelle et au confort qui vient avec. Les objectifs du voyage étaient atteints!
- Le point de vue de Camille
Camille prit la conférence en prétexte pour livrer un message de gratitude envers ses parents de la part des quatre enfants. Avec le recul, elle se dit persuadée que ce voyage a contribué à forger les personnes qu’ils sont devenus, qu’il a eu un impact des plus importants sur leurs valeurs ainsi que sur leur goût de voyager.
- Impacts individuels 20 ans plus tard
Ce voyage a permis aux enfants qu’ils étaient d’apprendre à aimer les désagréments qui arrivent inévitablement en voyage, à aimer les imprévus et les opportunités qu’ils apportent dans leur sillage. Ils ont appris l’adaptation et la résilience. Ils ont intégré les valeurs de simplicité et le retour à l’essentiel. Dans la famille on fait maintenant cadeau de son temps, de sa personne, de sa présence plutôt que de matériel. Quel beau message!
- Un désir qui se poursuit, un retour aux sources
Personnellement, Camille a gardé le goût de l’aventure et le besoin de sortir de sa zone de confort. Elle aime voyager avec son sac à dos, mais n’a jamais été capable de le faire aussi petit et compact que celui que leur père leur avait imposé lorsqu’ils étaient enfants!
En janvier 2023, elle fit un premier voyage avec son nouveau copain, destination Guatemala, au lieu même où tout a commencé à germer dans la tête de son père quelques décennies auparavant. La boucle était fermée.
Quant à savoir si elle ferait le même genre de voyage avec ses propres enfants, elle répond que cela devrait se faire en collaboration avec son conjoint et que cela doit être planifié longtemps d’avance. Considérant que c’est l’une des plus belles expériences de sa vie et qu’elle a eu un énorme impact sur elle, elle aimerait offrir un cadeau semblable à ses enfants ou du moins les amener à développer les valeurs associées à celui-ci.
Le grand-père, quant à lui, est catégorique, il ne pourrait qu’encourager ses enfants à faire la même chose avec les leurs.
Les conseils
À ceux qui voudraient faire un tel voyage, monsieur Carrier conseille de bien planifier, de s’organiser, de s’équiper et de s’outiller. De plus, faire des voyages de plus courte durée afin d’acquérir de l’expérience lui semble très approprié. S’informer à propos des règles de sécurité à suivre dans les campings de différentes régions que l’on projette de visiter.
Par exemple, selon l’expérience des participants à la conférence, dans l’Ouest canadien et américain, certains campings, dans les parcs nationaux, peuvent être fermés momentanément dû à la présence incommodante d’un grizzly et en tout temps, on doit se conformer aux règles d’entreposage de la nourriture et des déchets pour éviter de d’attirer les bêtes sauvages, petites et grandes. Aussi, certains campings n’offrent que très peu, voire aucune, végétation, ils sont entièrement bétonnés; côté contact avec la nature, on repassera!
Concernant l’impact que peuvent avoir les réseaux sociaux sur ce type d’expérience, on y voit de bons côtés du point de vue organisation quotidienne du voyage, par exemple, pour réserver les campings. D’un autre côté il faudrait encadrer l’utilisation récréationnelle des appareils afin d’éviter les conflits et l’individualisation de l’expérience. Camille parie qu’il y aurait certainement eu une petite boîte à cellulaire du temps où elle était enfant.
Conclusion
Lors de cette conférence, nous avons reçu un témoignage concernant un voyage familial précédé d’une réflexion qui visait à transmettre des valeurs. Pourquoi ne pas l’adapter à votre façon? On pourrait, par exemple, envisager un voyage multigénérationnel de plus courte durée, ou non, qui aurait le même objectif, un héritage qui fait grandir.
Et à ceux qui diront « Vous êtes tellement chanceux d’avoir vécu pareille expérience! », monsieur Carrier répondra « Ce n’est pas une question de chance, mais d’expérience, de planification et de préparation! ».